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 rozam blog

Chapitre 15. Un bal

30 Juin 2010 , Rédigé par rozam

 


Ce fut ridiculement simple.


En vérité, comme la plupart des bals de province, cette réception donnée par le Duc Philippe d’Orléans tenait plus du comité intercommunal agricole que de la haute société aristocratique, et sans aller jusqu’à la qualifier de foire aux bestiaux, Fersen définit d’un coup d’oeil ceux qui composaient exactement cette joyeuse pagaille.
 
Des négociants, quelques gens de robes, d’obscurs militaires imbus de fatuité bruyante, des hobereaux. Tout ce que la région comptait de petite noblesse en fait, infatuée de se voir traiter comme la crème des courtisans par un personnage si prestigieux que le Duc. En connaisseur, Fersen apprécia la manœuvre : Philippe d’Orléans achetait ce ramassis de parasites par des fêtes somptueuses, endormait les consciences à coup de champagne et de nourritures raffinées, pervertissait ces chairs molles par la jouissance de se croire introduites dans un cercle d’influence alors que tous ici n’étaient que des pantins à la solde de leurs propres vices, un surtout.
 
La vanité. Cette fille de mauvaise vie à figure de vertu, cette putain se traînant dans chaque lit pour mieux soumettre les hommes à ses lois dans le seul but de bientôt les voir se prosterner à ses pieds comme des chiens abjectes, prêts à s’avilir dans la fange de leurs crimes pour quémander un peu plus ses faveurs. Car la putain se fait généreuse alors, devient fière de cette progéniture qu’elle réchauffe en son sein gonflé de volupté, retrouve l’instinct maternel pour présenter à la face du monde ses trois fils incestueux : lâcheté, silence, corruption. Cette trinité sainte, à laquelle chaque convive vouait ce soir une dévotion sans faille en la sanctifiant par le vin, les plaisirs, la médiocrité de leur condition sociale, tous prêts à jurer allégeance éternelle à ce Maître qui pourtant brillait par son absence.
 
Aussi se faire inviter dans ce lieu perverti ne fut guère difficile.
Comme tout ce qui caractérisait le Duc, le clinquant associé au prestige de la fête était un vernis qui ne pouvait que grandement servir l’audace de Fersen.
Celui-ci se présenta en effet le plus naturellement du monde, prétextant d’une séduisante nonchalance avoir perdu son carton d’invitation mais précisant être un excellent ami du Duc d’Orléans.
Il fut parfait, jouant à merveille les mines contrites face à sa « regrettable maladresse », mais assurant que si l’on faisait quérir ce « cher Philippe, ce petit malentendu serait vite réglé ».
Un sourire a faire fondre toutes les banquises du monde connu acheva de convaincre l’austère majordome préposé à la réception des invités, ou plutôt sa femme qui gravitait non loin, cette dernière accordant sans réserve une foi aveugle aux propos d’un si bel homme doté d’une si belle voix.
Elle suivit d’ailleurs des yeux sa haute silhouette en poussant un profond soupir face à tant de séduction, se demandant surtout comment elle avait pu être assez stupide pour épouser un homme dont le visage évoquait à ce point celui d’un chien.
 
Sans hâte, le Comte fit mine de se mêler aux convives, échangea quelques sourires et autres phrases insipides avec des gens dont il oublia aussitôt les noms.
Incroyable comme les lieux mornes de la veille s’éveillaient ce soir sous la flamme vibrante des lustres à mille bougies, les ors et les marbres étalant paresseusement leurs beautés immobiles mais accueillantes, la richesse des fresques Renaissance hier à l’agonie sous la pénombre, aujourd’hui rayonnantes de fraîcheur volubile.
Cette Grand-Salle explosait soudain et rayonnait sous l’ardant soleil de la fête, des rires, du champagne coulant à flot. Et des femmes, dont les sages toilettes cachaient mal des vulgarités de courtisanes, chairs tristes offertes en pâture à de piètres fauves tournant autour de ces proies d’avance conquises. 
 
Instinctivement il avait su qu’il passerait une détestable soirée. Musique ennuyeuse, conversations fades, assemblée de courtisans dont il devait feindre d’appartenir …il se doutait de tout cela. D’habitude le Jeu l’aidait pourtant si parfaitement à remplir son rôle désinvolte de séducteur impénitent, mais à cet instant toutes ces années de lutte lui parurent vaines, pesèrent lourd sur ses épaules.
Quatre années à poursuivre l’inlassable quête, lui étant dévoué corps et âme sans l’ombre d’un doute. Et au moment de toucher au but, faiblir, sentir son cœur fondre sous un regard d’océan, et peu importe qu’il fût déchaîné pour l’engloutir de son mépris à chaque fois qu’il se posait sur lui.
Fersen serra les mâchoires, essaya d’effacer le tumulte de son âme qui l’avait tenu en éveil la nuit dernière au souvenir de la fragilité qu’il avait perçut chez elle quand elle s’était détournée de l’innommable, cette toute petite faille qui avait craquelé la carapace du fier Oscar de Jarjayes. L’espace d’un instant, une éternité plutôt, il avait protégé sa faiblesse, avait senti la douceur incroyable de sa joue contre sa bouche, presque deviné ses lèvres. Et son parfum qui le hantait, la soyeuse fragrance de ses cheveux qui l’avait enivré plus sûrement qu’un encens.
L’espace d’une éternité, un instant plutôt, il avait tout oublié. Sa mission, son rang, le Jeu dans lequel il était engagé…Il n’avait plus été qu’un homme, tenant contre lui une jeune fille bouleversante d’un courage vacillant certainement pour la première fois.
 
En vain il tenta de s’intéresser aux quelques jolis minois présents, promena bientôt un regard blasé sur les œillades que ces belles ne cessaient de lui dédier depuis son arrivée, cherchant par là désespérément à entamer un joute amoureuse qu’elles brûlaient de perdre dans son lit.
En d’autres temps peut-être…non, foutaise ! Lui, pauvre imbécile n’en avait plus qu’une en tête, qui portait costumes d’homme et se comportait comme tel, jurant, buvant, maniant le coup de poing presque aussi bien que lui avec des grâces qui réduisaient ces péronnelles à l’état de grotesques dindons endimanchés.
A quoi ressemblerait-elle d’ailleurs, habillée selon son sexe ? Bon sang, non ! Cette idée il se devait de l’interdire définitivement à son imagination.
Elle était un homme. Soit. Il devait définitivement penser à elle de cette manière.
Ce qui l’y aida un peu est qu’il ne l’avait vu de la journée, folle de rage certainement par la petite scène d’autorité qu’il avait dû lui faire. A cette pensée un pli amère se dessina sur ses lèvres, étrangement contrarié de s’apercevoir que sa perpétuelle mauvaise humeur lui manquait.
 
Profondément agacé par tous ces regards féminins attachés à ses moindres faits et gestes, il essaya de trouver un peu de répit dans un recoin sombre à l’abri d’une colonnade et entreprit de noyer son impatience par quelques bulles de champagne; ce qui inopinément focalisa encore un peu plus l’attention des élégantes sur ce bel indifférent.
Bah, peu importait. La place n’était pas mauvaise après tout, il pouvait ainsi englober la salle et surveiller l’arrivée des invités dans une relative quiétude, les serveurs pourvoyant régulièrement à sa boisson d’oubli.
Près d’une heure passa de cette façon, sans que le Chancelier ne se fasse voir ni un quelconque personnage inquiétant correspondant au signalement qu’il avait de Rochemont. Il était encore si tôt, hélas. Une attente maussade, mortelle…
 
La Comte en était à suivre mollement le flux des allées et venues bercé par une musique de Lully, quand tout à coup son regard se fixa. Et se redressa, lentement.
 
C’était comme si toutes ses fonctions reprenaient vie d’un coup, l’air circulant de nouveau dans ses poumons, un sang neuf palpitant dans ses veines à la vue de celle qui venait d’entrer.
Elle était seule, ne semblait connaître personne et pourtant parut être à la recherche de quelqu’un parmi l’assemblée, suprêmement indifférente à tous les regards masculins qui venait de converger.
Elle resta ainsi un moment sur le seuil, contrariée de ne pas apercevoir ce qu’elle cherchait mais lui laissa ainsi sans le savoir tout le loisir de la détailler, protégé qu’il était par la pénombre.
 
Quel âge pouvait-elle avoir ? Quinze, seize ans guère plus. Cela déjà étonnait, car aucun chaperon ne l’accompagnait comme l’aurait voulu l’usage, aucune présence non plus d’un père, d’un frère ou d’un mari. Il était évident qu’elle était noble, mais alors quel était donc le rang de sa famille pour laisser ainsi sans protection pareille beauté…Un frai matin de Printemps, une pureté, voilà ce qui venait de surgir dans tous ce fatras de toilettes apprêtées, une simplicité inouïe de par sa mise qui était bien l’autre source d’étonnement.
Une robe de satin noir comme unique parure. Robe austère ou de deuil sur toute autre, ce choix étrange la magnifiait au contraire, par la vertu de sa blondeur et d’une peau laiteuse que cette non-couleur rehaussait et faisait littéralement rayonner. Mettant surtout en valeur les seuls joyaux que cette jeune inconnue affichait : sa gorge éblouissante, deux jeunes seins insolents à la terrassante beauté, dont aucun bijou ou ruban à son corsage ne venaient distraire l’œil de tant de grâce.
Gracieuse, sa silhouette l’était tout autant, de par la finesse de sa taille étranglée par le corset, encore affinée par la robe à panier disposant largement la corolle de la jupe ; puis le maintien fier, légèrement provoquant même, n’indiquant que trop un caractère étonnamment affirmé pour son âge.
Et son visage…
 
Elle avança à cet instant, promenant toujours ses yeux inquisiteurs à travers la salle, apparemment totalement inconsciente de traîner après elle tant d’admiration et d’envie. Comme tous les hommes présents le Comte ne parvenait plus à détacher son attention, la voyant lentement venir à lui sans qu’elle s’en doute…lorsque sa progression fut brusquement stoppée : une paire de moustaches ridicules entourée d’un officier qui ne l’était pas moins venait de l’aborder.
Furieux contre cet imbécile, le Comte contracta ses mâchoires d’une inexplicable jalousie prêt à sauter sur ce maroufle pour lui parler du pays, quand il découvrit avec une joie sauvage cette jeune beauté foudroyer l’importun d’un regard aussi magnifique que méprisant.
Elle dit quelques mots qu’il ne put capter, mais cela suffit pour immédiatement faire battre en retraite les piteuses moustaches. Quel tempérament !
De plus en plus charmé, il sentait grandir en lui une curieuse impression mais également un savant mélange d’excitation et de curiosité face à ce ravissant défi s’offrant inopinément au milieu de cette soirée ennuyeuse. Cette joute de séduction, il allait l’engager. Et la lutte promettait d’être merveilleuse car le perdant ne serait peut-être pas celui que l’on supposait de prime abord.
 
Elle l’avait largement dépassé à présent, non sans avoir éconduit tout aussi sèchement trois autres jeunes sots , s’apprêtait à gagner d’un pas décidé les terrasses par les portes-fenêtres largement ouvertes, quand il l’arrêta d’une voix chaude.
_ « Madame, je ne puis vous laisser continuer plus avant sans vous exprimer toute l’ardeur de ma reconnaissance : il y a une minute encore je me mourrais, désespéré au milieu de ce bal insipide…Et vous êtes entrée, jeune et resplendissant soleil irradiant ma nuit intérieure. Aussi pardonnez mon audace et guérissez à présent mon âme, car désormais je n’aurais de repos avant de connaître le nom de celle qui m’a ramené ainsi à la vie… »
Elle se retourna d’un coup.
 
Dieu…c’était donc vrai. Chose rare, elle était encore plus belle vue de près, d’une beauté bien particulière. Les traits tout à la fois nets et délicats, soulignant encore sa fraîcheur juvénile, démentie toutefois par l’étonnante profondeur du regard. La ligne des sourcils était un peu sombre en effet, comme préoccupée par des faits dépassant de loin ceux dévolus habituellement à une si jolie personne. Le contraste était saisissant, entre le tracé un peu enfantin de la bouche aux lèvres pleines, aussi rouges qu’un fruit gorgé de soleil appelant les baisers, et cette grave sévérité. Allait-il être éconduit, comme les autres ? Inexplicablement il adora cette perspective.
Il s’attendait à tout, sauf :
 
_ « Bon sang de foutre, Fersen !!!Arrêtez un peu vos simagrées, et rangez donc cet attirail de séduction pathétique ! »
Cette voix…et dire qu’il s’en doutait depuis qu’elle était entrée…
_ « Eh bien ! Vous avez perdu l’usage de votre langue ? Et cessez de me regarder ainsi, vous allez nous faire remarquer. Dites-moi plutôt si vous avez vu quelque choses de suspect. D’après le peu que j’en ai vu, le Chancelier n’est pas encore là. »
C’était impossible, improbable…et pourtant c’était un rêve inavoué qui s’incarnait sous ses yeux.
_ « Vous… » exhala t-il finalement, incapable d’assembler deux idées cohérentes à la suite.
_ « Mais oui, moi !!! » s’énerva Oscar, « qui croyez-vous donc voir, le Roi de Suède ? »
La voix était plus féminine que de coutume, moins neutre, mais le tranchant était bien toujours le même ! Elle poursuivit sur ce ton.
 
_ « Oubliez-vous que le Chancelier me connaît uniquement sous mon aspect masculin ? Croyez-vous vraiment que j’allais suivre vos ordres ridicules, et renoncer si facilement? Décidément Fersen, c’est me connaître bien mal !
_ « Assurément… » parvint-il enfin à articuler, ne cessant de la dévorer des yeux « …mais de là à vous transformer en…en… »
Il ne put achever : fidèle à son habitude elle se mit sur la défensive et attaqua aussitôt.
_ « Oh ça va, Fersen ! Je sais parfaitement ce que vous allez dire, alors inutile de continuer sur ce sujet. Je me passerais de vos sarcasmes cette fois. »
_ « Mes… sarcasmes ? Mais à quel sujet… » reprit le Comte, l’esprit embrouillé. Il ne savait où porter l’éblouissement de ses regards mais elle ne parut se rendre compte de rien, seulement préoccupée par sa toilette qu’elle considéra d’un air hautement contrariée.
 
_ « Croyez-vous que je sois aveugle ? Je ne suis pas totalement stupide, vous savez ! Je sais parfaitement que cette robe n’est pas du tout adaptée pour la circonstance, mais c’était la seule chose à peu près élégante que possédait la femme de l’aubergiste. Elle ne l’a portée qu’une fois, pour l’enterrement de sa mère. Bien sûr elle a essayé de l’arranger un peu en enlevant le col … » elle lissa les plis de sa jupe avec une ardeur toute militaire, « l’a resserré à la taille, a repris un peu les manches…oh et puis de toute façon, c’était cela ou rien !! » s’emporta t-elle brusquement en le foudroyant sur place. « Je sais pertinemment que je dois ressembler à un oiseau de mauvaise augure, alors inutile d’en rajouter ! »
_ « Quoi ? » murmura t-il, de plus en plus interloqué.
_ « Et je vous défends de me rejouer cette comédie absurde de tout à l’heure ! Je me sens déjà assez grotesque comme cela sans devoir en plus subir vos moqueries déguisées. Que vous vouliez sauvez les apparences soit, mais pas à mes dépends je vous prie ! »
_ « Mais…de quoi parlez vous à la fin ! » s’énerva t-il à son tour en reprenant ses esprits, ne comprenant rien à ses paroles.
_ « Du petit discours que vous m’avez servi à l’instant, voilà ce dont je parle ! Dire que je suis un resplendissant soleil alors que j’ai certainement l’air sinistre…je ne trouve pas cela drôle du tout en tout cas ! »
 
Incrédule, il continua de la dévisager : il n’y avait qu’une explication à ses propos hermétiques.
_ « Mais dites-moi…vous êtes-vous regardé ? »
Les yeux d’océan se déchaînèrent.
_ « Fersen , ne soyez pas grossier en plus !!! »
C’est bien ce qu’il pensait. Il insista.
 
_ « Je suis sérieux. Avant de venir, vous êtes vous regardée dans un miroir ? »
Un peu désarçonnée par la question elle leva le nez, méprisante, détournant de lui son attention pour regarder vaguement la salle à qui il tournait le dos.
_ « Pour qui me prenez-vous » laissa t-elle tomber. « Pour une de ces pimbêches s’admirant à n’en plus finir afin de choisir un ruban ? Croyez-moi, c’était déjà assez pénible d’enfiler ce corset qui m’étouffe, sans devoir en plus contempler l’effet désastreux que cela produit sur moi ! Alors je vous prie de cesser vos remarques déplacées Fersen, ou je vous jure qu’à la première occasion je vous casse la figure !»
 
Incroyable, vraiment. Aussi inconcevable que cela puisse paraître, elle était parfaitement sincère.
Persuadée de posséder autant de charme qu’un épouvantail…Comment lui faire comprendre, comment la convaincre du contraire, elle qui n’était qu’un poing brandi en permanence contre lui ? D’ailleurs, elle poursuivait sa diatribe.
_ « Mais allez-vous arrêter de me regardez comme ça, Fersen ! N’avez-vous rien compris à ce que je viens de vous dire ? »
Ramené à la réalité par ce ton agressif, il s’aperçut qu’il n’avait cessé de la dévisager avec ardeur.
 
Oui, comment apprivoiser cette ravissante insoumise. Certes elle ressemblait à une fleur ce soir, mais à une rose bordée d’épines acérées, magnifique et inaccessible. Pourtant, s’il se maudissait lui-même de ce désir, s’il savait qu’il ne devait pas oublier la gravité de sa mission, si enfin il encourrait le risque inouï de prendre son joli poing dans la figure, il sut malgré tout avec une redoutable acuité que son plus cher désir désormais était d’épanouir cette fleur tout juste éclose.
 
Allumant plein feu son sourire le plus ravageur il se lança dans la bataille…
préc.        suiv.

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