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 rozam blog

Chapitre 3. Un espion fils du vent...

30 Juin 2010 , Rédigé par rozam

 


Chaque année c’était la même chose: toujours ce sentiment de contrariété, diffus, pénible…
Même si elle ne l’aurait admis pour rien au monde, Oscar connaissait parfaitement l’origine de ce malaise sournois.
Son anniversaire.

La jeune fille ne pouvait décidément se résoudre à aimer cet évènement détestable entre tous qui lui rappelait si cruellement sa condition véritable.
Pas une année sans constater les ravages qu’imposait la Nature à son corps, ces transformations stupides qui la différenciaient presque de jour en jour de son compagnon d’arme et ami d’enfance, André Grandier.
Mais pourquoi, bon sang ! Pourquoi fallait-il que sa propre taille dût s’affiner lorsque celle du jeune homme se développait dans la plus parfaite harmonie, entre force et souplesse ? Pourquoi devait-elle subir, et elle seule, ce manque total de muscles impressionnants dont était si généreusement pourvu son ami ? Pas une heure de son existence où Oscar ne se comparait avec envie à l’armature solide d’André, à ses manières si ouvertement viriles…tandis qu’elle-même devait se contenter de passer pour un petit jeune homme, élégant certes, mais fluet.

Maudite Nature, qui agissait ainsi sans son accord ! L’âme de la jeune fille ne cessait de se rebeller contre ce combat perdu d’avance, le seul qu’elle fut sûre de toujours perdre. Et cela, décidément, elle ne le supportait pas.
A l’adolescence elle avait presque été heureuse de l’ambiguïté entourant leurs deux corps ; un temps, André et elle avaient été sur un pied d’égalité.
Puis le jeune garçon dégingandé avait grandi, forci, délaissant ses airs gauches pour l’assurance calme d’un homme en pleine possession de ses moyens, de ses forces.

Et Oscar ne pouvait tolérer cela ! Si la naissance l’avait faite femme, sa volonté, elle, était résolument masculine et tout son être en réclamait les attributs physiologiques qui devaient nécessairement s’y rattacher.
Elle avait été élevée en homme ? En homme elle assumerait son existence.

Mais comment s’y prendre, lorsque son corps ruinait si ouvertement tous ses efforts pour paraître ce qu’elle n’était pas ? Cela empirait même, et de manière singulièrement préoccupante. Car depuis peu Oscar devait faire face à deux ennemis redoutables : ses seins.
En vérité, depuis son dix-huitième anniversaire il y avait de cela quelques semaines, Oscar ne décolérait plus. Brusquement cette année lui apparaissait comme la plus détestable de toutes, la plus insupportable, la plus humiliante aussi.

Cette protubérance honteuse sous son uniforme s’était galbée davantage et ne lui laissait désormais aucun répit, devant chaque jour être serrée plus étroitement pour garantir la pérennité de son secret.
Ah, comme elle aurait voulu être la belle Penthésilée ou Hippolyté, Reine des Amazones, ayant eu le courage de mutiler cette féminité inutile pour assumer leur destin de femmes guerrières !
A seize ans, dans un accès de rage, Oscar avait failli procéder au geste fatal. Mais poignard à la main elle s’était ravisée, non par lâcheté mais par devoir, songeant que la blessure ne l’écarterait que plus sûrement de ses charges militaires, sacrifice encore plus intolérable que celui de renoncer à cette poitrine stupide.

Elle s’était donc pliée malgré elle, sa haine envers son propre corps ne faisant que croître d’années en années.
Jamais elle ne le regardait d’ailleurs, il devait être si horrible !
Pour preuve, Oscar avait remarqué récemment de curieux regards de la part de son Lieutenant, le Comte de Girodel.
Parfois, lorsqu’elle tournait brusquement la tête elle le surprenait à la détailler avec un sourire totalement niais sur les lèvres. N’était-ce pas un signe indiscutable, ça ?
Ah, comme il devait se moquer d’elle ! Comme il devait trouver, lui aussi, sa mince silhouette devenir grotesque et ridicule !
La seule réelle satisfaction de son existence, c’était dans sa charge de Capitaine de la Garde que la jeune fille la puisait. Là, toute sa bravoure, toute sa fougue et son courage naturels pouvaient s’exprimer pleinement, apportant à cette âme vaillante un sentiment de liberté incomparable.

Car malgré la folie apparente de son père à vouloir ainsi contrecarrer la nature, Oscar lui avait été toujours d’une secrète reconnaissance pour l’éducation extrêmement rude reçue aux côtés d’André.
Certes le Général s’était acharné à nier toute féminité en elle mais en contrepartie lui avait offert un trésor rare : l’émancipation. Penser, réfléchir et agir comme un homme c’était également pouvoir mener son destin comme tel, sans entrave ni contrainte émotionnelles d’aucune sorte.

Froide était sa raison tout comme son cœur.
Et la jeune fille était bien décidée à ce que jamais cela ne changeât.

Cette année 1774 commença donc ainsi pour Oscar, entre contrariété d’elle-même et détermination sans faille face à la dureté de sa charge et des intrigues fourmillant à Versailles.

Pour parler vrai la Cour n’était plus qu’un vaste cloaque ces derniers temps, attisé en cela par la rivalité de plus en plus ouverte entre la Dauphine et Madame du Barry, favorite en titre. Pas une semaine ne se passait désormais sans un nouvel esclandre, verbaux pour la plupart, entouré de sourires fielleux et dissimulé de feinte innocence, ce qui était pire.
Même s’il était de bon ton de trouver quelques mots d’esprit pour épingler pareille attitude, personne n’était dupe : c’était bel et bien à une guerre d’influence auxquelles se livraient les deux femmes, une guerre sans pitié, mortelle, visant à anéantir purement et simplement son adversaire par l’arme la plus redoutable qui se puisse imaginer : le ridicule.

Plus qu’un poison ou une dague, le ridicule tuait plus sûrement à la Cour, et la jeune Marie-Antoinette ne rêvait désormais que de terrasser l’Hydre du Barry devant un parterre de courtisans avides à déchiqueter de perfidie la moindre faiblesse de comportement. Bien entendu la réciproque étant vraie, les alcôves ne bruissaient donc que de ce combat de Titans en dentelles où tous les coups bas étaient permis.

Aussi, lorsque Oscar fut convoquée par le Chancelier du Roi en cette froide matinée de janvier, la jeune fille fut tout à fait persuadée qu’il ne pouvait s’agir que d’une question d’ordre protocolaire visant à ménager la susceptibilité exacerbée de la Dauphine.
Mais quelle ne fut pas sa surprise en découvrant Girodel qui attendait là en faisant les cent pas dans le couloir, agité semblait-il par quelque souci au point de venir sans attendre au-devant d’elle.

_ « Ah Capitaine, vous voici enfin ! Il faut que je vous entretienne d’un sujet urgent. »
_ « Quoi, maintenant ? » s’étonna la jeune fille de ce ton saccadé.
_ « Oui, oui ! Je n’ai pas le temps de vous expliquer pourquoi mais je vous demande instamment de refuser la mission que s’apprête à vous soumettre le Chancelier. »
_ « Pardon ?! »
A sa stupeur la plus totale, le ton nerveux se fit presque suppliant.
_ « Je vous en prie, Oscar ! Faites-moi confiance, il y va de… » le jeune homme se mordit les lèvres, comme pour retenir un aveu malencontreux. Sa voix se fit murmure. « Votre secret est en jeu Oscar, je ne peux vous en dire plus mais… »
_ « Voyons Girodel, vous vous sentez bien ! » s’énerva Oscar en lui coupant sèchement la parole, très mécontente de s’entendre parler de son « secret » dans ces couloirs toujours plus ou moins emplis d’oreilles indiscrètes. « Si vous avez quelque chose à dire parlez clairement je vous prie ! Et cessez d’afficher ces mines de conspirateur, vous êtes ridicule ! »


Lorsque quiconque s’avisait d’aborder le délicat sujet de sa « féminité », Oscar se mettait invariablement sur la défensive sans même s’en rendre compte. Elle se faisait tranchante alors, si méprisante même qu’il y avait belle lurette qu’André, pourtant si prompt à la moquerie, ne s’y risquait plus. Mais la raison dut cette fois être d’importance, car Girodel n’eut pas l’air de remarquer l’océan houleux de son regard.

_ « Croyez-moi Oscar, je vous en conjure. Je ne peux décemment vous expliquer les raisons de mon avertissement mais faites ce que je vous dis : refusez ! »

Encore plus énervée par un discours auquel elle ne comprenait rien, Oscar baissa d’un ton elle aussi.

_ « Mais où vous croyez-vous, Lieutenant ! » siffla t-elle, appuyant bien sur le grade pour lui faire sentir son rang de subordonné, « pensez-vous réellement que l’on puisse refuser ainsi un ordre du Roi ? Et…et puis d’abord comment connaissez-vous la nature de cette « mission »! Me cacheriez-vous quelque chose par hasard ? Girodel, je vous trouve très étrange ces temps-ci et si vous croyez que j… »

Un serviteur en livrée rouge et or surgit à ce moment, coupant court à la diatribe pour mener les deux militaires vers les appartements du Ministre.

Déjà très échaudée par de si curieuses manières, Oscar n’était cependant pas au bout de ses étonnements.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction en effet de découvrir le Comte de Broglie dans le bureau du Chancelier, qui se tenait là en compagnie du Roi lui-même, dans le plus parfait mépris des règles de l’étiquette. Tout juste s’ils ne les attendaient pour prendre le thé…

_ « Ah, Capitaine, prenez place je vous prie. » invita le Chancelier Maupeou après qu’elle eût salué Sa Majesté. « Je devine votre surprise, bien légitime ; aussi permettez-moi de vous expliquer la situation sans attendre. »

Et Oscar de lire à son tour la fameuse lettre assortie de toutes les explications concernant ce complot redoutable.

_ « J’ai parfaitement compris la gravité et la teneur de ma mission, Monsieur le Chancelier » dit-elle finalement. Puis se tournant à demi sur son siège (sans oublier au passage de lancer un bref coup d’œil emprunt de défi à Girodel !), « Et croyez Sire, que je ferai tout pour m’acquitter de cette tâche avec succès. Néanmoins…où est donc celui à qui je dois prêter assistance durant cette enquête ? N’aurait-il pas été normal qu’il fût présent ? »

Le Comte de Broglie salua d’un signe ce pragmatisme tout militaire.
Un signe quelque peu…ennuyé, pensa Oscar ; mais elle devait certainement se tromper...

_ « Certes oui, Capitaine. Il a…hum, un peu de retard. Mais peu importe, car il est essentiel de bien vous faire comprendre le rôle que vous devrez jouer auprès de cet homme. N’oubliez pas que nous n’avons encore aucune preuve que le Duc d’Orléans soit mêlé de près ou de loin à cette menace d’attentat. Malgré ses idées subversives, il n’en demeure pas moins un membre de la famille royale, appartenant à la plus vieille des noblesses françaises.

Aussi Capitaine, du tact ! De l’élégance, du maintient, de la tenue ! Et surtout : de la discrétion. Voilà tout ce que vous devrez rappeler à votre compagnon…qui est hum, peu au fait des règles de bienséance en vigueur à la Cour. »

C’est alors que le Roi prit la parole, impatient.

_ « Comte de Broglie, le Capitaine a raison ! Où est donc cet homme, que diable ! Qui se permet de faire attendre le Roi, qui plus est ! »
_ « Il va arriver Sire, je vous assure… »

Mais le geste que fit le Comte de Broglie en vérifiant sa montre gousset, laissait malgré tout pointer chez lui aussi un agacement certain…

Profitant de quelque instant de silence Oscar laissa vagabonder sa pensée.

Ainsi voilà donc la mission qu’elle aurait du refuser, selon Girodel…

Bon sang de foutre, elle allait avoir dès que possible une sérieuse discussion avec son Lieutenant, et cette fois pas question de baisser le ton ou de jouer aux devinettes !
Mais quelle mouche le piquait, bon sang ! Pourquoi ces avertissements ridicules, alors que la jeune fille sentait déjà couler dans ses veines le plaisir du danger, l’excitation du défi qui s’offrait, l’honneur également d’avoir été choisie, elle, pour une question si grave que la survie de la royauté allait dépendre de sa perspicacité ! Enfin…de leur perspicacité, avec cet autre mystérieux personnage qui se faisait attendre.
Et elle aurait du dire non ! Pour je ne sais quelle menace concernant son « secret » !
Absurde…

L’impatience royale coupa ses réflexions.

_ « Enfin de Broglie, cette attente est par trop intolérable ! Mais pour qui se prend-il, votre « brillant espion » comme vous dites ! » acheva le Roi, méprisant.
_ « Je…Votre Majesté…j…je ne sais que dire, il… »

Mais la Providence devait être du côté du malheureux conseiller car des coups discrets retentirent à ce moment précis.
Le soulagement du Comte de Broglie fut de courte durée cependant : ce ne fut aucunement le visiteur tant attendu qui entra mais un serviteur, qui vint lui glisser tout bas un petit discours au creux de l’oreille.
De plus en plus mal à l’aise, de Broglie pâlit brusquement sous le regard lourd du Roi Louis XV.

_ « Et bien, mon cher » s’exclama le monarque lorsque le serviteur fut sorti. « Qu’est-ce donc que toutes ces messes basses ! Cela concernerait-il le retard de votre impudent jeune ami, par hasard ?»
_ « Je…oui, Sire. »
_ « Alors ? »
_ « C…c'est-à-dire qu’il… ne viendra pas. »
_ « Plaît-il ? »
_ « Il ne viendra pas Majesté parce que…p…parce… »

Le pauvre de Broglie se mit à bégayer tant et plus, ne sachant vraiment plus où se mettre.

_ « De Broglie ? Parlez, Morbleu ! Dites-nous enfin pourquoi cet homme ne daigne nous honorer de sa présence !  »
_ « Parce…que…en fait, il vous fait dire qu…que… il n’en aura pas le temps…aujourd’hui… »
_ « QUOI ?! »
_ « Ou…i, je hum…viens d’apprendre qu’il aurait fait la connaissance hier d’une fort jolie Comtesse et aurait décidé de parfaire avec elle ses hum…capacités à bien maîtriser l…la langue française avant que de se présenter à vous, Sire…»
_ « Non mais qu’est-ce que c’est que ça !!! » 


La dernière phrase fut littéralement hurlée.
Hors de lui et rouge de colère, le Roi s’était levé en fusillant du regard son conseiller.

_ « Maintenant de Broglie, vous allez vous expliquer ! Mais qui est cet olibrius que vous avez choisi !!! Cet énergumène, cet impudent jeune freluquet, qui se permet d’imposer ses exigences ! Pas libre, dit-il !!! Et je devrais, moi le Roi, me plier à son emploi du temps linguistique ? C’est intolérable !! Vous m’entendez de Broglie, INTOLERABLE !!! Vous allez immédiatement me convoquer ce maroufle ! Ou…mieux encore : vous allez me changer ça ! »

Avec un suprême mépris tant du geste que de la voix, le monarque sembla balayer le mystérieux personnage de la main.

_ « Vous voulez dire…prendre un autre agent pour cette mission, Sire ? » osa timidement de Broglie.
_ « Oui ! Oui, c’est exactement ce que je veux dire, en effet ! »
_ « M…mais Votre Majesté, cela n’est pas si simple… je veux dire, pas en si peu de temps… »

D’un coup, Girodel crut que toutes les portes du Paradis s’ouvraient à lui.

Ce misérable séducteur à la noix n’allait donc pas prendre sa place ! Son beau projet pourrait ainsi se concrétiser : enquêter au côté de son séduisant Capitaine, pouvoir se rapprocher de ce Soleil de Beauté et lui faire une cour discrète autant que passionnée, lui dire combi…

_ « Suffit, de Broglie !! » continuait le Roi. « Et bien soit ! Je consens à oublier cet outrage puisqu’il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement, mais à une seule condition : qu’il soit aussi efficace que vous le dites !! Une autre incartade, et je vous en tiendrai pour personnellement responsable, est-ce clair ? En attendant, je compte sur vous pour m’amener ce butor dans les plus brefs délais, libre ou pas !! »



Et le monarque de partir en coup de vent, plantant là toute cette belle assemblée qui se demandait à quoi pouvait bien ressembler celui se permettant pareille audace…

 

 

 

préc.        suiv.

 

 

 


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